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   Les Tribulations de                  Pierrette Bourge
10 février 2013

Ambiance de village au Bas-Lornac

Encore un texte à la date inconnue. Après enquête, certainement écrit vers 2003-2004.

 

La ville où je suis née, et où j’habite encore, Lornac, est scindée en deux par un boulevard en pente qui descend en direction de la grande agglomération. Il y a le Haut-Lornac, avec son centre commercial surdimensionné et ses tours gigantesques aux fenêtres desquelles on voit pendre du linge, des géraniums en pot ou des décorations de Noël que personne n’enlève et qui se fanent au fil des ans.

Et le Bas-Lornac, paisible, calme. Petits pavillons mitoyens avec des minis jardins, quelques immeubles, mais jamais bien hauts, des échoppes le long de l’avenue où passe le tram.

Au début de l’avenue, beaucoup de vitrines sont passées au blanc, ou recouvertes de cartons.  Plus on s’approche de la grande agglomération et plus les commerces peinent à se maintenir ouverts, pour faire bonne figure.

Il règne, au Haut-Lornac, une animation fébrile, tout le monde semble avoir attrapé la fièvre acheteuse. Les gens se pressent dans le parking du super-hyper-méga-marché, ils courent derrière leur chariot, puis les portes s’ouvrent, ils avancent dans la galerie d’un pas plus calme, laissant leur regard errer sur les vitrines. Ensuite ils entrent dans le  Magasin, la caverne d’Ali-Baba, les entrailles du paradis. On y trouve de tout, savon, clous, viande, fruits exotiques, jouets, aspirateur, cacahuètes. Tous les rêves, pour toutes les bourses.

Il y a toujours des couples qui s’arrêtent devant l’agence de voyages du magasin, et rêvent de grands espaces sauvages, de traversée de l’Himalaya ou d’immenses plages au sable fin.

Dans le rayon livres, trois ou quatre personnes, souvent des ados attendant leurs parents, avalent debout des mangas, tournent les pages fébrilement, sans se soucier de la crampe qui guette.

A l’électroménager, une dame demande si on peut se faire livrer le gros frigo américain dont son mari a folle envie, alors qu’ils ne vivent que tous les deux. Elle répète « ce n’est pas raisonnable, mais ça va lui faire tellement plaisir ! » en étirant la dernière syllabe comme si le plaisir en question allait en être augmenté.  Un tout jeune couple d’à peine vingt ans remplit un dossier de financement pour payer leur première télé, un écran plat de 120 cm que le jeune homme couve du regard, s’imaginant déjà en plein jeu vidéo ou devant un match avec ses copains.

Aux fruits et légumes,  les bobos, habillés rétro-nonchalant, look très travaillé pour avoir l’air pauvre sans avoir l’air minable, hésitent entre les bananes bio de Martinique et les ananas bio du Costa Rica. Ils choisissent les bananes : « après- tout, la Martinique, c’est la France ! Donc au niveau du bilan carbone, on est bons ! ».

Au rayon traiteur, les célibataires hésitent entre le hachis parmentier et les lasagnes, qui ne sont jamais aussi bonnes que celles de maman, mais qui leur épargnent les questions du genre « et les amours ? » qui vont avec.

Aux produits charcuterie, les gros restent un moment devant les saucissons à résister à la tentation jusqu’à ce qu’un « excusez-moi » les fasse quitter avec précipitation le rayon en retenant leur souffle. Arrivés à la caisse, ils soupirent d’envie et de jalousie devant la saucisse sèche du panier voisin, celui d’un grand maigre avec des lunettes et de l’acné.

A la poissonnerie, des jeunes femmes très saines achètent un filet de sardine deux fois par semaine, pour suivre les recommandations du Ministère de la Santé. Et en période d’examen, les bonnes mères de futurs bacheliers viennent faire le plein d’œuf de truite et de saumon de Norvège, rapport à l’oméga 3, bon pour la mémoire.

Au rayon des desserts lactés, une jeune mère demande à son enfant de deux ou trois ans s’il préfère les yaourts à la tarte aux fraises ou à la tarte au citron.

Pour rejoindre les caisses, on croise des femmes entourées d’une marmaille grouillante qui court, chahute, réclame, bouscule les gens, farfouille dans les rayons, entasse dans les caddies une tonnes de bonbons colorés et de jeux vidéos que les mères reposent discrètement ça et là sur les têtes de gondole, Pacman dans les tomates, jeux de guerre au rayon traiteur.

Les personnes âgées, pourtant à la retraite, choisissent régulièrement les heures de pointe pour faire leurs courses, ajoutant leurs démarches maladroites, et leur lenteur exaspérante à la foule qui fait la queue.

Passé 19h, ce sont les messieurs en complet veston qui, d’une marche rapide et décidée, viennent chercher la crème fraîche ou l’œuf qui manque, parfois un paquet de couches ou une boîte de tampons qu’ils essaient, curieusement honteux, de camoufler sur le tapis en posant par-dessus un magazine de voitures.

Et tout ce petit monde râle en disant que la caisse n’avance pas, ou, si elle avance, que ça ne va pas assez vite, ils sont pressés, eux, ils travaillent.

Moi, quand j’étais à la caisse, je souriais pour ne pas les mordre. Une fois, à un de ces fameux « travailleurs pressés », j’ai répondu : « Moi, je travaille ! Vous, vous faites vos courses. ».  Ça ne s’était pas très bien passé ensuite, et je m’étais fait remonter les bretelles.

Depuis trois ans maintenant, je travaille à la supérette au Bas-Lornac. Et même si j’y suis hôtesse de caisse tout pareil et que la superette est de la même chaîne que le Magasin du Haut-Lornac, le travail n’a rien à voir.

Ici, j’ai l’impression de tenir l’épicerie du village. Il y a beaucoup de personnes âgées dans le Bas-Lornac, parce que le Haut-Lornac s’est créé plus tard.

Parfois, les vieux me racontent que du temps où ils ont acheté leur pavillon, il n’y avait pas grand-chose autour. Et le Haut-Lornac n’existait carrément pas. Une grande friche, des champs et des vignes tout au long du boulevard, là où passe le tram. Ils avaient l’impression d’habiter à la campagne, tout en étant à quelques kilomètres de Bordeaux.

Et puis, ils ont vu leurs jardins rétrécir, des rues en couper d’autres, et la ville a mangé les terres agricoles, les vignes ont été arrachées et recouvertes de bitume. Les tours ont poussé, grotesques, inquiétantes, grouillantes de vie et de misère.

Beaucoup ne vont jamais au Haut-Lornac, ils ont peur de la violence des banlieues dont la télé leur rabat les oreilles. Il y en a toujours un qui connaît quelqu’un qui a eu son pneu de vélo crevé, ou sa boîte aux lettres taguée, ou de la crotte de chien sur les poignées de porte.

Les petites vieilles secouent la tête en faisant claquer leurs langues, « de mon temps, jamais on aurait vu ça… ».

Alors, pour les rassurer, je leur raconte que j’y vais régulièrement et que je n’ai jamais eu de problèmes. Mais ils s’en fichent bien. Je crois qu’ils préfèrent avoir peur. Ça leur donne une excuse pour rester dans leur quartier, avec leurs petites habitudes.

Moi, j’aime bien les voir, mes petits vieux. Ils me racontent leur vie, leur famille. Pour la plupart, je les vois tous les jours. Je suis parfois la seule personne à qui ils parlent, de toute la journée. En dehors de l’aide ménagère, et du docteur ou de l’infirmière, ils n’ont pas de visites. Les enfants sont loin, ou à la ville, occupés. Les vieux disent d’une voix énigmatique « ils travaillent », en pinçant les lèvres, et ils hochent la tête en baissant les paupières, comme si leurs enfants avaient un travail très important, genre Services Secrets ou chirurgien neurologue pour les grands prématurés.

Ils fréquentent leurs voisins, mais toujours avec méfiance, comme si la proximité allait engendrer un malheur. J’en entends derrière ma caisse, croyez-moi. On dit que les jeunes filles caquètent, mais mes petites vieilles sont de vraies pipelettes, et commères avec ça.

Elles raffolent des potins. Quand elles en tiennent un, elles le roulent dans leur bouche avec délice, comme on le ferait pour un bonbon. Et elles le murmurent aux autres, avec fierté, avec mystère ou l’air de pas y toucher. Et en deux ou trois jours, le potin aura fait le tour du quartier, amplifié, transformé, détourné. Le « Jeannot est allé dîner hier à Bordeaux » se sera changé en « Jeannot a une maîtresse qui l’entretient sur Bordeaux et elle l’emmène deux fois par semaine au restaurant », alors qu’en vérité, le pauvre Jeannot, après son rendez-vous chez le spécialiste qui lui a annoncé que son cancer l’avait repris, il n’avait pas le cœur à manger en solitaire sous l’ampoule nue de sa cuisine. Alors il a invité son fils à souper.

C’est Jeannot qui m’a raconté. Il m’a même dit, la tête basse, qu’il n’avait pas osé dire à son fils que la maladie était revenue. Mon pauvre vieux Jeannot, avec tout ce que j’avais entendu dire sur lui toute la journée, je peux vous assurer qu’il m’a déchiré le cœur. Alors, quand il m’a tendu son billet plié en quatre, et que j’ai rendu la monnaie, j’ai posé les pièces dans la paume de sa main, j’ai refermé ses gros doigts noueux d’ancien maçon, et j’ai serré un peu en disant « bonne journée, Monsieur Jeannot » et en le pensant vraiment. 

Mais il ne faut pas croire que je ne vois que des bavardes. Il y a aussi des mystérieuses, qui viennent tous les jours, comme les autres, mais qui se tiennent à l’écart. On sent bien qu’elles ne sont pas du même milieu, ou qu’elles viennent de la ville. En tous cas, elles sont seules tout pareil.

Ici, à Lornac, c’est avant tout des ouvriers qui travaillaient à l'agglomération mais qui n’avaient pas les moyens d’y vivre. Ils ont gardé leurs habitudes de la campagne, ils font leur potager, ils élèvent des poules dans leur abri de jardin, ils étendent le linge dehors même au plein cœur de l’hiver. Ils se sont saignés aux quatre veines pour acheter leur pavillon, et ils se sont retrouvés tout désoeuvrés une fois à la retraite. Soulagés d’en avoir fini, mais creux comme des coquilles de noix, inutiles, seuls. Les hommes se retrouvent entre copains de boîte pour boire un verre au café, ils reparlent du patron qui avait fait embauché son neveu, un glandu tout maigre avec deux mains gauches, ils reparlent du Lucien qui réparait les machines les yeux fermés et qui a fini un bras emporté par un engin mal réglé.

Ça, c’est ma copine Mireille et son Roger qui m’en parlent. Ils tiennent le petit bistrot, à côté. On dit en rigolant avec Mireille qu’on se partage le boulot : elle, les bonhommes, moi les bonnes femmes. Et c’est assez vrai. Les maris vont au café pendant que leurs femmes font les courses. Chacun de son côté fait le plein de commérages qu’ils compareront ensemble pendant le déjeuner.

Mais il n’y a pas que des femmes mariées qui viennent à l’épicerie. Je vois de tout, des jeunes, des retraités, des vieux garçons qui achètent leur brique de mauvais vin, les veuves qui demandent une demi-baguette, parfois un type marqué, d’un âge indéfini, qui a mendié toute la journée et qui me paie en petites pièces de cuivre ses canettes de 8/6.

Bourgeois ou ouvriers, la plupart de mes clients viennent à la supérette tous les jours pour voir des gens vivants autrement qu’à la télé et prononcer quelques mots, même si c’est juste bonjour, au revoir, à quelqu’un d’autre qu’à leur chien. 

Quand je repense à mon boulot au Magasin du Haut-Lornac, je ne regrette rien. Ça se limitait à faire bipper des produits sur un tapis pour des inconnus en file indienne tous pressés de se faire ponctionner. Même les collègues ne se connaissaient pas, ou à peine. Ça tournait tout le temps, les chefs prenaient souvent des étudiants qui devaient jongler entre les cours et le boulot. Du coup, ils arrivaient en retard, faisaient souvent les fermetures et, vidés, démissionnaient juste avant les partiels. Mon sous-chef était insupportable, imbu de sa personne, et brandissait son pouvoir bardé de menaces à chaque faute. Et puis, il y avait un bruit ambiant, entre les gosses qui hurlaient, le téléphone qui sonnait tout le temps qu’on savait jamais si c’était le sien ou celui de la voisine, la musique de fond obsédante et coupée de slogans publicitaires. Le soir, mes oreilles sifflaient et j’avais l’impression d’avoir passé la journée au Mac Do avec une colonie de vacances. Les administratifs chargés des plannings changeaient les horaires sans cesse ; forcément quand on doit gérer 200 employés, ça devient rapidement problématique. Elie était encore à la maternelle à l’époque, et il passait ses journées trimbalé de la garderie à l’école et de l’école à la garderie.

Dans ma petite supérette de quartier, j’ai même réussi à m’arranger avec le patron. Je prends une demi-heure les lundi, mardi, jeudi et vendredi pour chercher Elie à l’école, en échange, je travaille 45 minutes de plus chaque soir, et tout le monde est gagnant.

Je fais même des trucs que je suis pas censée faire. Par exemple, certaines fois, je livre à domicile. Entendons nous bien, ça reste exceptionnel. De toutes façons, les vieilles dames qui vivent seules achètent souvent en très petites quantités, et puis elles ont leur caddie à roulettes, je peux vous dire qu’elles sont équipées. Mais parfois, quand elles achètent l’eau ou le lait, ou les patates, elles n’ont pas le cœur à acheter la pomme de terre à l’unité. Alors, je leur dis : « Profitez-en, ce soir, je vous livre, alors faites vous plaisir, mais attention, hein, ça reste entre nous… », je leur fais un clin d’œil et hop, elles repartent aussi sec pour acheter un petit truc en plus. En fait, je pourrais dire que je bosse dans le social.

Quand je quitte le travail le soir, je prends le caddie en métal qui est au vestiaire (il ne sert que pour la mise en rayon), et je roule avec jusque chez la mémé. Bien souvent, j’ai droit à un petit verre, elles veulent toujours me refourguer des petits biscuits apéros qui sentent le moisi.

- Je ne peux pas, Madame Jehan, je fais une intolérance au gluten…

Il faut que je leur explique ce que c’est, et que c’est pour ça que je suis plutôt petite. Mais les vieilles dames ne sont pas choquées par ma taille. La plupart m’arrivent au menton.

Ensuite, elle demande des nouvelles du petit, si ça marche à l’école, et enfin, si j’ai trouvé un amoureux. Ça les tarabuste de voir une jeune toute seule avec un enfant : « une belle fille comme vous, et jeune, et brave en plus ! Mais qu’est-ce qu’ils ont dans les yeux, les gars de votre âge ?! », et elles finissent invariablement par me parler d’un neveu, d’un petit fils ou du petit dernier de la voisine, « il doit avoir dans vos âges ».

Moi, je le connais, le petit dernier de la voisine. L’année dernière, il faisait encore le couillon sur sa mobylette. Alors, je hoche la tête gentiment, je leur répète que ma situation me convient très bien. Elles glissent un dernier petit « mais, le petit Elie, il lui faudrait bien un papa, quand même ? ».

- Mais Elie a déjà un papa, je leur réponds en souriant. Tenez, c’est même lui qui en a la garde ce week-end. Il va l’emmener à la foire, il m’a dit.

- Oh, ben alors, et vous ? Qu’est-ce que vous allez faire toute seule pendant deux jours ?

Elles n’en démordent pas, mes petites vieilles ! Un jour, je vais m’inventer un joli fiancé, dégotté au bal, et comme ça, elles me ficheront la paix. 

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